Paracelsia
Le Saigné

Cycle-elle

Élise aime Jules jusqu’à la suffocation et est prête à tout sauf à le partager, jusque dans les excès d’une alcôve échangiste.

Mais l’amour, le passionnel, le seul véritable,
passe bien par l’assouvissement des corps.

T’ouvrir le cœur

Il tire doucement sur l’étoffe veloutée, m’enferrant de plus en plus dans son jeu. Je le regarde d’en bas, j’ai l’air d’une madone sans âme à ses pieds. Il tire plus fort et mes mains retiennent le tissu mordoré. Jules semble dépité ce soir, il ne sourit pas ; derrière ses yeux vitreux, l’alcool fait son office ; après l’euphorie, l’hérésie s’installe. Mon amour sombre donc peu à peu dans les limbes d’un sommeil agité. Ses mains retombent lourdement sur le tapis du salon et je me libère de sa cravate. Le silence m’envahit soudain, alors je me glisse auprès de lui, l’épuisé, l’éreinté d’avoir bu toute la soirée, hurlé et dansé, piétiné mon cœur, écrasé cet amour qu’il hait si fort, tué ce qui le rend faible et commun.
Cette personne abandonnée qui dort, lascive, a ce visage tranquille que je ne lui connais pas. J’aimerais dormir près de lui, aussi calmement, sans être jetée du lit, telle une gorgone exilée de son refuge. Cet homme qui me domine a tellement plus de pitié les paupières closes, c’est pourquoi je m’emporte. Une démence nouvelle et étrange me hisse jus-qu’à lui, j’ai tant besoin de sentir sa peau sur la mienne sans rapport de force, que je déboutonne sa chemise sans quitter son visage du regard. Mon cœur bat la mesure, je redoute l’instant où il ouvrira les yeux, où il se moquera de moi et me repoussera. C’est à son bon vouloir que je m’accroche, je suis une vieille chienne qui veut ronger son os, qui veut l’enterrer loin et le garder pour elle seule.

Enivré par cette liberté dont il dispose, mon corps s’enflamme. Sa chair contre la mienne, c’est comme une dé-charge électrique, la tension me rend sotte et les larmes s’emmêlent. Si tu savais comme ça pisse à l’intérieur mon Jules, c’est un rouge venimeux qui t’honore d’une foi sans limites. Cet abandon me rend ivre de tout, je caresse le torse, je le serre contre moi, je lui dis tout bas les mots qu’il ré-prouve, je lui lèche les lèvres, je m’étonne moi-même de la sauvagerie dont je fais preuve à cet instant. C’est une envie furieuse qui me prend de le dévorer et qui me brûle. Mes mains trouvent la zone à calmer, et contre lui, comme un homme, je me baise, je lui tire les cheveux, je ne suis qu’une soupière trop pleine de tout et pas assez de toi, mon Jules.
Dépitée par mon comportement, je jouis malgré tout. Je le hais, je l’aime cette enflure qui m’a enchaînée. Je m’essuie comme une voleuse, range tout, pour m’enfuir de chez lui méconnaissable.
En retrouvant ma demeure, je brise le silence à coups de musique classique. Il est faux de croire que Henry Purcell rend mélancolique, il m’anéantit complètement, j’en suis là. Les lamentations de Dido me font sangloter et ma voix tremble lorsque je soupire avec la soprano Jessye Norman « When I am laid, am laid in earth, may my wrongs create, no trouble, no trouble in my breast ». Sur le moment, me saouler avec un whisky sans glaçons me paraît salvateur. C’est au réveil que ma tête bourdonne. Jules est debout dans son complet noir, la cigarette à la main, froid et impassible. L’apparente vénusté d’un mirage, l’élégance d’un enfant de salaud. Sans sourire, sans un mot, il se dirige vers la cuisine pour en revenir avec un verre d’eau qu’il me balance sans sommation à la figure. Est-ce si bizarre de ne pas être sur-prise par ce geste ? Je ne sais plus la révolte face à lui. Il a dû se rendre compte de ce que j’avais fait, ou c’était uniquement afin de satisfaire son envie de me faire honte, plutôt que de me punir.
Je me trouve lamentable, je ne bouge même pas, mon cœur a ses limites qu’il sait dépasser. Mais parfois, il devient si doux, c’est encore plus cruel qu’il passe de l’ange au marbre froid habituel et inversement. Il ôte son manteau pour le fixer au crochet de la porte d’entrée, puis il se dirige vers moi pour m’enlever mes vêtements, je me laisse faire comme une poupée mécanique.
— Nous allons nous doucher n’est-ce pas ? susurre-t-il.
J’acquiesce, les yeux encore embués des frasques de la nuit passée, le visage bouffi, la bouche pâteuse, je dois vrai-ment faire peur.
Dans l’eau du bain, j’apprécie le moment sacré de sa bienveillance. Il me nettoie, tenant le gant d’une main, la cigarette au bec, amusé de jouer les nounous, et moi de me laisser faire comme une enfant, mais je ne m’adonnais pas à ces jeux-là étant petite. Jules me pince soudain le clitoris, je m’accroche au rebord de la baignoire, très surprise, cela le fait sourire, son autre main me caresse le ventre et glisse plus bas, l’abricot apprécie, j’en tremble. Je ferme les yeux pour retenir cette image de mon amoureux si adorable en cet instant avant qu’il ne saute dans l’eau tout habillé, je ne sais pas si j’ai lut-té, si je l’ai aidé à se dévêtir, mais je me retrouve la peau collée au carrelage, le visage écrasé, à me faire sodomiser, écarteler par cette bête brutale qui refuse d’aimer à ma manière. Je ne sais plus respirer.
À la sortie du bain, Jules se laisse aller, fragilisé par sa nudité, je prends le relais de la mère, je le dorlote, le sèche, le berce. Je reste un long moment contre lui sans qu’il s’oppose à cette fantaisie, puis il prend mon visage entre ses mains pour me contempler. Le voir comme ça me paralyse. Jules a les sourcils arqués, la souffrance imprimée sur ses traits, il devient soucieux.
— Mon trésor ! souffle-t-il.
Et c’est moi qui dégouline de larmes. Un instant ! Que je fasse une crise cardiaque… Si je me permets un mouvement, tout s’arrêtera. Cette sincérité-là et cette force dans ce regard, je suis perdue face à lui.
— Pardon, pardon, pardon, serine-t-il, pardonne-moi tou-jours.
Je ne dis rien jusqu’à ce qu’il absorbe mes sanglots et me couche près de lui. C’est la toute première fois qu’il me cède du terrain. Jules, à perdre la raison, je suffoque de t’aimer.
La nuit, comme une menace, il se rhabille, son doux vi-sage laisse place à l’inaccessible, la froideur, l’imperméabilité des sentiments. Il ne m’ordonne plus, je fonctionne au conditionnement. Je m’apprête pour lui plaire, mais aucun compliment ne vient jamais, il semble me promener avec cette laisse invisible que je lui ai cédée. Je le suis à travers ses expéditions nocturnes sans morale, bien que je ne sois pas du tout à l’aise dans ces endroits, il se complaît à m’y entraîner, faisant de moi un spectateur sans conviction.
Dans la soirée, Jules devient cet homme admirable qui at-tire les regards et les convoitises, il se plaît à parader avec moi, je suis un tableau de chasse vivant tandis qu’il est d’une distinction intimidante. On aime sa passivité. Dans ces soi-rées où tous se changent en phénomènes de foire, Jules se pose en révolutionnaire, il observe, me sert à boire, ne se mêle à personne, joue le dandy guindé.
Décor rose paillette, ou sombres murs percés de lampes froides ; l’ambiance est éprouvante. Il y a des corps chauds moulés dans le cuir, des femmes cintrées de corsets, harnachées comme des canassons ou nues sans offense. Les habitués se promènent à travers les sons dénaturés de violoncelles qui se meurent, forniquent à même notre table sans équivoque. Je dois toucher la jeune personne devant moi, qui m’agite sous le nez sa poitrine striée de petites étoiles argentées. Jules aime observer ma gêne lorsque je caresse ces rondeurs pleines.
— Elle veut que tu la mordes ! me prévient-il.
Je fais non de la tête, alors il hausse les épaules et attrape ma captive pour l’attirer à lui. Je sens mon cœur flancher lorsqu’il lui enveloppe les seins de ses mains vigoureuses, la regarde dans les yeux et happe un de ses mamelons, il la mord pour me montrer, mais ça me rend malade. La jeune femme est pour sa part conquise, elle se laisse faire contre lui, ose lui passer la main dans ses cheveux et se pose sur ses genoux en conquérante, elle se pâme devant moi de ses habiles manœuvres pour la goûter.
J’essaye de toutes mes forces de m’accoutumer, de me contenir, de regarder ailleurs, pourtant lorsqu’elle tente de défaire son ceinturon, je ne contrôle plus rien, tout s’arrête et je ne comprends pas mon corps qui se réveille d’une longue léthargie. J’attrape mon verre et je lui assène un coup à la tête, Jules est aussi étonné que l’assistance. Avant qu’il n’ait le temps d’émettre une remarque, je le cogne au visage avec mon poing. C’est précipitamment et sans demander mon reste que je quitte l’endroit. Personne ne m’a retenue, ils étaient affairés à tout autre chose, leur cas personnel semblait plus préoccupant ou plus urgent qu’une femme qui avait laissé son cœur s’éparpiller dans l’une des salles.
Étrange comme tout change d’un coup, je ne pleure pas dans le taxi, un bout de verre dans la paume de ma main m’hypnotise, en cet instant, rien ne compte plus que cette blessure au creux de ma pogne. La fissure ruisselle sous les lampadaires et les feux de la ville, j’appuie bien fort pour faire sortir l’éclat, puis je serre le poing de toutes mes forces, celui qui a tué mon amour pour lui. Ma tension retombe d’un coup, j’ai une envie furieuse de crier dans la voiture, que le chauffeur me console, que quelqu’un me gifle pour avoir cru si bêtement pouvoir accepter toute cette mascarade. C’est dans le noir absolu de ma chambre que je respire enfin, je me calme. Un instant, je fais une pause.
J’allume la lumière de la salle de bain et passe la blessure sous l’eau. Métacarpes douloureux, paume éventrée, j’ai dû lui faire mal, mais je n’imaginais pas la rage qu’il y avait en moi. Est-ce que sa douleur actuelle équivaut à la mienne ? Je ne suis pas prête à partager Jules, je préfère m’enfuir, le laisser à ces chimères et angoisses, à ces putains sans gloire et à sa fierté inextinguible.
— Je te pardonne.
Dans le miroir, son expression est moins arrogante, il paraît moins sûr de lui lorsque je prononce ces mots. Son œil enfle déjà, je me retiens d’avoir le moindre signe de tendresse à son égard.
— Va-t’en, s’il te plaît. Je te pardonne tout, mais sors d’ici.
— Je suis censé faire quoi par la suite ?
— Trouver une autre marionnette plus docile, Jules.
— Quelqu’un qui m’aime…
— C’est acquis, elles t’aiment toutes, Jules. C’est l’erreur, tu n’aimes pas, mais elles oui. Combien de pauvres connes il y a eu avant moi ?
— Ce n’est pas la bonne question. Combien de personnes comme toi il y a eu ? Personne, Élise.
J’ai une envie soudaine de m’applaudir mais rien ne vient, je ne sais pas jouer les garces.
— Je ne suis plus là, Jules. Fous le camp !
Un instant, je redoute une colère, des coups, mais il n’est pas de ce genre. Le drame de Jules et son atout, sont qu’il n’est d’aucun genre. Ce qui séduit finit par tout saccager.
Le silence me l’arrache, il dépose son double des clés sur le rebord du lavabo, je m’attendais à mieux, mais Jules s’en va, il se retire, c’est lui qui achève de s’enfuir pour de bon, il ne perd pas pied. Je finis par pleurer comme les idiotes le font toujours, car il ne me pardonne pas de l’aimer simplement.

T’émouvoir encore

Je retrouve une vie de calme inattendu, je m’étais perdu dans les excès de Jules. Les soirs de silence, je sors de mon appartement pour écumer la ville, m’égarer dans des bars anonymes dont le seul souvenir me reste sur la langue, la douce âpreté d’un alcool sec et fort qui me brûle l’intérieur, délie mon âme, panse mon cœur, je me sens aérienne et capable du pire. Je ne suis plus cette chose que l’on abandonne, je deviens courageuse et les larmes glissent sur mes joues, trempent dans l’alcool insidieux, je ne crains plus rien.
Au petit matin, c’est le corps entier qui rejette les travers timides du soir, mon œsophage régurgite la bile, les bulles, la froideur de cette solitude indésirable. Je n’entends pas les propositions odieuses de certains hommes au soir venu, je m’accoude au bar, m’accroche à mon manteau noir comme une paranoïaque. Je veux simplement boire dans un endroit bondé d’odeurs et d’histoires, afin d’occulter la mienne quelques instants, et voilà qu’un de ces habitués trébuche à mes pieds. Cela me fait tressaillir et je ne réfléchis pas un instant pour l’aider à se relever. Très gêné, il bredouille des excuses en ajustant ses lunettes au-dessus de son nez, son verre gît sur le bois sombre du comptoir, il adresse des excuses à la serveuse qui ronchonne sans lui prêter attention, elle balaie tout d’un coup de serviette humide, et s’éloigne aussi vite qu’elle est apparue. Le jeune homme n’est pas rassuré, il regarde autour de lui pour signifier aux curieux que tout va bien.
— Je vous offre un autre verre ?
Très étonné par ma demande, il m’explique fissa qu’il n’est pas seul et que ce serait malvenu de laisser ses amis seuls. Sa maladresse me fait sourire, ça me contamine de suite.
— Restez avec moi juste un peu, je supplie. Je suis audacieuse, un peu détendue par l’alcool, je tire sur la manche de son sweater, il semble ne pas avoir le choix, il ne sait surtout pas comment s’en aller sans me brusquer.
Lorsqu’il s’assied à mes côtés, je commande une pinte pour deux. Il me remercie sans vraiment me regarder, c’est moi qui l’observe sans honte, je dois paraître idiote puisqu’il me regarde enfin assez agacé.
— Vous vous moquez ? me demande-t-il sèchement.
— Non ! Quelle horreur !
— Votre sourire. Vous me regardez comme si j’étais drôle sans l’être, comme si j’inspirais la pitié !
— Non ! Je vous trouve touchant, je ne souris plus, pro-mis !
Je fais signe de coudre ma bouche et je balance l’aiguille invisible par-dessus le bar. Plus que le rassurer, cela semble l’amuser.
— Je me nomme Élise, parfois on préfère m’appeler Elle. — C’est beaucoup plus joli, Elle.
— Merci.
L’alcool éveille peu à peu sa langue, ses brefs coups d’œil à mon endroit deviennent des regards sincères et à travers les verres de ce jeune homme, je vois quelque chose de flagrant, il paraît se forcer à être là et discuter, il a cet air triste tout au fond des pupilles que je reconnais bien vite, ça vacille à l’intérieur.

Cette ombre se prénomme Gilles. Il porte des vêtements amples, se cache derrière l’euphorie que lui procure la bière, peut-être même que cela lui fait du bien d’être en dehors de lui-même. Il n’a rien de commun avec Jules, la prestance de ce dernier, sa prétention, Gilles est au summum du commun. Pourtant je lui demande sans m’entendre de revenir demain soir, afin de me revoir. Il paraît tout d’abord décontenancé et finalement accepte. Était-ce une lubie ? De ces nuits sans Jules, Gilles est la première personne que j’entends vraiment. Lorsque je me penche pour lui faire la bise, il recule complètement effrayé. Le verre se brise à nouveau. Gilles se tourne vers la serveuse, aussi rapide que passablement énervée. Il s’excuse à nouveau, c’est à ce moment que je prends le soin de disparaître avant qu’il ne m’explique son geste.
Dans mon appartement vide de lui, j’enclenche la messagerie du téléphone, plusieurs appels débouchent sur le silence, encore et toujours. Il peut se passer des jours et des nuits sans coup de fil de ce genre et parfois, des mots perdus dans sa respiration. Il me fait toujours l’amour, dit-il. Je me fais mal, car je l’écoute et je meurs.
Je finis la soirée avec un cône glacé, je n’y suis pour per-sonne. Cela énerve Jules, semble-t-il. À l’autre bout du fil, je l’écoute jurer, je l’entends m’appeler haletant, bruissements perceptibles de quelques tissus doux, gémissements de femme. Jules me fait toujours l’amour, ce n’est pas sur ma peau, je suis sur ses lèvres et je meurs d’être si faible lorsque mes mains trouvent la chaleur en moi pour satisfaire celle que l’on a abandonnée. L’alarme résonne et je suis lamentable.
La soirée suivante, j’attends Gilles au bar comme prévu. Je suis moins rigide, plus élégante, il me regarde de la tête aux pieds, j’ai l’impression qu’il voudrait fuir, mais je l’attrape par la manche de son nouveau sweater.
— Tu t’es mis sur ton trente-et-un, Gilles ?
Ça le fait sourire, j’ai envie de m’applaudir mais je ne suis pas si mauvaise.
Gilles boit un peu, refuse que je lui paye quoi que ce soit. Ce n’est pas un goujat. L’alcool le rend un peu plus loquace, il m’explique qu’il est venu là par hasard, persuadé que je n’y serais pas. Il était nerveux, ce n’est pas tous les jours qu’on lui demande de revenir.
— Je n’ai pourtant rien fait d’extraordinaire, non ?
— Tu as dit des choses intéressantes. Tu penses que je ne t’écoutais pas ?
Au final, Gilles me donne envie de le revoir, il chuchote presque pour lui-même « De toute façon, la solitude est mieux que l’avilissement. Elles te prennent tout sans te rendre le quart de ce que tu as cédé », je l’entends parfaitement bien…
Gilles est plus écorché vif que moi ; à l’entendre, le voir, je comprends vite qu’il m’intrigue, qu’il me renvoie une image de moi que j’ai besoin d’oublier. Malgré tout, je suis là, je minaude et je ris, j’apprécie sa voix et ses mots, c’est la première fois que je tiens une conversation depuis des mois. Avec Jules j’avais le beau rôle du pot de fleurs. Le jeune homme me regarde enfin, franchement, le sourire aux lèvres, ça me fait plaisir.
— Tu as été amoureux, Gilles ?
— Comme tout le monde !
Son rire sonne faux.
— Qu’est-ce qu’elle t’a pris ?
— Tout.
Nous buvons en silence, chacun se remémore l’intrus dans son équation du bonheur. Je lui raconte assez brièvement un bout de mon histoire, que je vis seule depuis ma rupture, que j’ai toujours été esseulée d’une certaine façon, car Jules avait constamment refusé de coucher chez moi. Gilles me parle vaguement de son malaise avec les femmes, celles-ci ne sont jamais vraiment honnêtes d’après lui, je le sens assez remonté lorsqu’il entame le sujet.
— Nous ne sommes pas toutes immondes et perverses, lui dis-je.
Ça le fait rire aussi, Gilles me plaît. Lorsque l’on se quitte à l’entrée du bar, il me serre la main et s’en va, son sourire me fait chaud au cœur, j’ai l’impression d’avoir gagné quel-que chose d’important. Il est tard lorsque le taxi m’emporte chez moi. Sans aucune pitié, je débranche mon téléphone. Mon cœur se recolle, Jules…

T’elle ment

Je suis souriante près de lui. Je marche sur la pointe des pieds comme une enfant qui jouerait à s’envoler dans les rues, bêtement, ça picote dans mon dos, les ailes me poussent. Les flaques d’eau me tentent aussi, j’ai envie d’éclabousser Gilles, mais il résiste lorsque je le tire vers elles, son air raisonnable me fait hurler de rire. Je le vois chaque soir au bar, et parfois je trépigne d’impatience à mon bureau, lorsque l’heure tourne, quand les aiguilles m’avertissent que c’est la fin et qu’il est temps que j’aille me sevrer de sa présence. J’essaye de lui plaire et de lui faire du bien, mais pas une fois il ne me donne l’impression d’être heureux, pourtant ; il me fait me sentir stupide, je me sens apaisée à chaque fois que son sourire s’expose, qu’il m’offre ses regards. J’étais une anomalie près de Jules, mais j’avais foi en sa fragilité, il plongeait dans mes bras et je me sentais importante. Si tu savais le goût de sa peau, Gilles, et toi l’odeur de tes mots, l’illusion était son corps et sa force, mais mon cœur frappe plus fort face à tes regards.
Je lui prends la main, mon petit amoureux ne sait pas combien je m’attache à lui, malheureusement Gilles est constamment ailleurs, cette froideur, ce mur entre nous, je n’en comprends pas la source. Aussi silencieux soit-il sur ses états d’âmes, Gilles m’inspire, il parle énormément de choses et d’autres, toujours avec un sérieux accablant ; à certains moments, le sourire au coin de la bouche, j’ai envie de me poser là, sur le sel de ses lèvres rouges. Quand il m’attrape à mes rêveries, Gilles s’arrête d’ergoter pour rougir et boire un coup. Impossible de m’approcher de lui sans déclencher une réaction en chaîne, une panique irraisonnée et l’esquive. Le poison de Gilles est ce corps étranger, le mien qui se colle à lui. Dès que j’insiste trop, à mes soupirs, il devient nerveux, il sursaute, brise des verres, fait tomber quelque chose, s’écarte de moi. La serveuse ne s’étonne même plus, ses yeux se hasardent sur moi et elle semble se moquer de mes tentatives avortées, je lui fais pitié et Gilles l’amuse. Il en perd le nord et moi aussi ; ce qui me faisait sourire au début, me rend ma-lade. Cet homme qui fait son nid dans mon corps me refuse sa chaleur alors que je brûle de savoir ses mains sur moi. Se pourrait-il que Gilles soit pire que Jules à cet égard ? L’un m’arrache des faveurs quand l’autre fuit mon affection.
À la sortie du bar ce soir-là, Gilles me regarde, il s’étonne de me voir pleurer, je ne renifle pas mais le malaise est là. Il redoutait ce moment, où j’aurais envie de lui prendre aussi un bout de lui-même. Mais le manque est là, je n’arrive plus à le contrôler.
— Qu’est-ce que tu cherches, Elle ?
— Toi.
— Je suis là pourtant.
Gilles serre les poings, il a un regard mauvais, cela flambe presque. Il semble avoir de la rancœur, et se trompe de per-sonne lorsqu’il me balance des horreurs.
— C’est ma bite que tu veux ? Mon corps ? Quoi ? Quoi ? Ça m’impressionne énormément du coup, j’étais trop habituée à son calme, néanmoins je ne tremble pas, je ne bouge pas.
— Toi, Gilles.
Il se radoucit, je m’avance pour lui prendre la main et il se laisse faire. Je me sens une force nouvelle, je sais ce que je veux.
Renfrogné, mon amoureux m’entraîne dans les silences de son passé. Je n’ai plus envie de le quitter. Il y a quatre mois de cela mon Gilles tu as bousculé ma vie… Je t’aime. J’observe les rues où il m’entraîne, nous n’étions jamais allés si loin. Chez lui, je pose les pieds sur la moquette le cœur emballé, je me sens perdue. Il exécute certains gestes mécaniques et quotidiens, je n’existe plus pendant quelques instants. Alors je m’assois sur le canapé ; même s’il me faisait coucher là, je m’en contenterais, car j’ai fait un pas de plus dans sa vie, et cela me rassure.
Il fait sombre dans son salon, je n’ose plus bouger d’un centimètre ni même allumer la lumière. Depuis combien de temps je me suis abîmée dans cette démence-là ? Je me sens ridicule, je mendie la tendresse à quelqu’un pour qui cela semble être un sacrifice. Gilles revient vers moi, sans ses lu-nettes, sans sa chemise, je me sens ravagée à l’intérieur. Un instant, que je me calme…
Il s’assoit face à moi, très solennel, sans me quitter des yeux. Est-ce qu’il m’offre sa confiance ? Est-ce un test quel-conque ? Est-ce lui ou moi qu’il met à l’épreuve ?
— Je peux te toucher ?
— Essaye.
— Je peux te faire l’amour ?
— Non.
— Pourquoi pas ?
Gilles est nerveux, son corps est tendu, ses muscles bandés, je vois saillir des cicatrices, une croix écarlate sur sa poitrine, sur son cœur, que je n’ai pas remarquée tout de suite, elle a l’air de saigner encore.
— Pourquoi tout ça, Gilles ?
— Elles m’ont utilisé, elles m’ont fait croire à certaines choses pour m’abandonner avec ce cœur empoisonné et leurs souvenirs.
Ma main effleure sa poitrine, Gilles la retire brutalement. Je ne sais pas s’il pleure mais je souffre.
— Elles m’aimaient aussi fort que toi, souffle-t-il.
— Je ne suis pas comme elles.
Gilles se défend, je m’accroche à ses hanches, je cherche un peu de sa chaleur, pas de sa haine, mais ça gicle de par-tout, il hurle de le lâcher, il se débat, je sens les coups sur mon dos, et ma tête, son coude heurte ma joue, et je me cramponne comme jamais. Je songe à ce garçon si maladroit qui me tient par la main les soirs de silence et qui rougit. J’ai envie de m’enfuir, mais mes mains sont obstinées, elles l’agrippent avec force, mon corps l’écrase, Gilles essaye de glisser sur le sol afin de me faire décoller de lui, j’ai l’impression que ça le brûle de me sentir contre lui. Gilles s’arrête pour sangloter, je me sens étrangère à cette douleur, j’ai mal un peu partout, et la seule chose qui me fasse du bien, c’est d’embrasser son cœur. Gilles me crie de ne pas lui faire ça, mais je le mords là, en plein sur sa croix. Il se fige un instant puis, de ses deux mains, exerce une pression sur ma nuque pour enfoncer ma tête dans sa blessure. Je m’évanouis. Je l’aime, je le dévore.
À mon réveil, je vois son ombre au-dessus de moi, il m’aide à me relever. Gilles s’excuse à n’en plus finir alors que je retrouve mes esprits. Je l’observe sans rien dire, mes yeux glissent sur sa peau, sa honte, puis ma morsure, je l’ai marqué et je pense qu’il est à moi. Je me fais penser à Jules, à ce moment précis.
— Je vais dormir sur le canapé. Prends ma chambre.
J’ai la tête ailleurs lorsqu’il me montre la salle de bain, les toilettes et la cuisine, je me sens épuisée d’un coup, il en profite pour se vêtir. Ensuite, Gilles me souhaite bonne nuit et s’excuse encore.
— Gilles, dors avec moi.
— Non !
Je n’insiste pas plus, sa mine est défaite, il avait fait un sacré effort, je venais de le détruire un peu plus. Dans sa chambre, je perds la tête toute seule, je me crée un sanctuaire, je marche dans la pièce en observant tout ce qui m’entoure, je me pose sur la lune, je m’égare entre ces quatre murs, m’enfonce dans son armoire et je me demande sincèrement ce que je fabrique ici à jouer les princesses déchues, à pleurer entre ses vêtements, à hurler. Alerté par mes cris, Gilles revient puis soupire.
— Aime-moi, je t’en supplie.
J’ai saccagé son placard pour retrouver un peu de lui, sentir l’illusion, ne plus entendre ses refus secs et définitifs.
— Calme-toi, Elle. Ça devient dingue.
Je reste assise, ensevelie sous ses habits.
— Je t’aime.
— Non !
— Tu me gonfles, Gilles !
Il se prend la tête entre les mains, chuchote pour lui-même qu’il n’aurait jamais dû me faire monter chez lui. Gilles lève ses yeux clairs vers moi, je voudrais m’écouler de ses yeux, glisser sur ses joues et demander pardon, mais je n’ai pas les mots pour l’apaiser.
— Qu’est-ce que tu ressens pour moi, Elle ?
— Lorsque je pense à toi, ça me rend heureuse, ça se distille partout. J’ai chaud ici.
Je mets ma main sur mon bas-ventre. Gilles a alors l’air le plus malheureux au monde, j’ai échoué, je n’ai même pas le temps de finir mon discours, il a déjà sa théorie sur mon compte.
— Je le ressens dans mon cœur, c’est la grande différence. Dans ta poitrine, je sais qu’il y a encore Jules. Je suis juste la passerelle, et ça fait mal.
Gilles se lève, sans me voir, sans me dire au revoir, il me laisse seule face à mon incompétence à gérer mes émotions.
Jules avait beau essayer de revenir vers moi, je ne l’avais plus nulle part, et je voulais le lui dire, expliquer à Gilles comme c’est magnifique de l’aimer, mais comment faire le ménage ?
Sagement, je récupère mes biens, Gilles n’a plus un regard pour moi, il pense sans doute que ce cinéma était une trame de plus pour l’affaiblir, l’atteindre afin de l’utiliser.
— À demain, ai-je lancé sans conviction.
Je prends à nouveau un taxi, la blessure n’est plus dans la paume de ma main, l’éclat de verre est enfoncé à l’intérieur et ça m’empêche de respirer lorsque je crie. Je n’ai plus que lui dans mon ventre mais je suis punie parce que je ne connais pas son mot de passe.

T’espérer toujours

Elle agonise, j’agonise, je n’y crois plus. Être chamboulée comme ça pour être mise à l’écart si froidement. Le premier soir au bar, je suis plus sage, le terme sac à patate sied à mon emballage, mais je ne vois plus Gilles, je bois seule à l’écart, des chansons plein la tête, des paroles amères qui vous plan-tent la douleur encore plus profond qu’elle puisse l’être. Pleurer seule est quelque chose de si touchant que personne n’ose s’approcher. Je suis marquée du sceau de celle que l’on aime agonir d’émotions lâches. Le second soir, c’est un serpent majestueux et venimeux qui se glisse à mes côtés, je reconnais la chaleur de ses mains et son arrogance.
— Tu ne souris plus, Elle, siffle-t-il.
Est-il vraiment désolé ou ce visage sans fiel vient-il de se composer pour mieux appâter ? Jules est impeccable, il enfourne une cigarette dans sa bouche avec patience, il joue la classe même là où personne n’y prête attention.
— Tu ne m’as jamais vue sourire, connard !
Jules est étonné par ma vulgarité, mais se ressaisit d’emblée. Il observe le bar, les clients éreintés, se demande sûrement ce qu’il fait là à perdre du temps.
— Je t’ai déjà vue souffrir, par contre. Je dois dire que pour un type banal, voire pathétiquement commun, il a réussi à te faire bien plus mal que moi…
— Mais il ne s’en amuse pas. Tu prenais un pied incroyable à me faire pleurer, par contre !
— Qu’est-ce que tu en sais ? Peut-être qu’il jubile de sa farce !
Je hausse les épaules, persuadée qu’il veut m’entraîner dans ses délires thérapeutiques pour me voir ramper vers lui et m’y accrocher. Rien que l’idée me révulse.
Jules ne dit rien, il m’adresse un regard énigmatique, la cigarette au bec, le regard appuyé, il fomente une réplique cinglante qui pourrait me faire chavirer.
— Tu sais que je l’ai vu, ton amant, ton oiseau sans éclat… Il y a vingt minutes à peine sous la devanture du bar, il semblait regarder à l’intérieur, désespéré. Sans doute cherche-t-il à éviter les bars que tu fréquentes.
— Tu ne sais même pas ce qui se passe…, marmottai-je.
— J’en sais déjà assez, Elle, coupe-t-il.
Je lève enfin les yeux vers lui, afin de me rendre compte de sa présence, que l’illusion n’est nullement provoquée par l’alcool, qu’il est bien ici et qu’il en sait assez sur Gilles. Ça me trouble même qu’il connaisse son existence.
— Tu te rabaisses à m’épier…
— Peut-être que je m’ennuie. Ça ne t’a jamais traversé l’esprit ?
— Comment peux-tu t’emmerder avec toutes ces choses que tu trafiques, toutes ces lubies et ces fantasmes ? La nuit t’appartient, tu sais manipuler, tu n’as aucune raison de t’ennuyer. Il y aura toujours une pauvre cloche à dominer, c’est dans tes cordes…
Jules soupire puis tire sur le bout de sa cigarette qui n’en finit plus. Je me sens soudainement très agacée par sa présence, il est arrogant et prend son monde de haut, j’ai envie de le faire chavirer de son trône. Jules se tient face à un public perdu d’avance, des gens trop fatigués pour prendre conscience de son charisme, il semble dédaigneux.
— Souhaiterais-tu que je fasse de profondes excuses pour mon comportement ? N’étais-tu pas consciente ? N’as-tu ja-mais dit stop, mise à part cette nuit-là ? Je ne t’ai jamais supplié de me supporter aussi longtemps. Tu veux que je change ? Que je te promette ce que tu voudras ?
— Je m’en contrefous !
Sa présence m’irrite, et il le sait, je veux être seule et que Gilles ne me surprenne surtout pas avec lui, si jamais il s’aventure par là. Ça scandalise Jules qui a beaucoup plus l’habitude d’être le centre d’intérêt du monde qu’un vieux con dont on voudrait se débarrasser. Il est terriblement touché dans sa fierté et écrase la cigarette sur le comptoir avec un mépris assumé.
— Tu pourrais au moins faire semblant, ma belle.
Je ne réagis toujours pas, j’ai les yeux rivés sur les glaçons de mon whisky qui flottent à la surface et se décomposent. Je suis pourrie de l’intérieur et c’est ma punition pour avoir rencontré Jules, avoir été une poire pendant un bon moment sans l’ouvrir et subir avant de tomber sur la merveille qu’est Gil-les.
— Tu l’aimes tant que ça, ton dadet ? Allons le voir ! J’écarquille les yeux à cette annonce, Jules est alors heureux d’avoir enfin capté toute mon attention. Il se dandine comme un paon vers la sortie, j’ose à peine me lever de ma chaise car je soupçonne une mauvaise blague de sa part. Ce-pendant je fais fi de ma méfiance pour aller voir ce qu’il en est. Cela me coupe le sifflet lorsque, sur le pas de la porte, Gilles démuni et angoissé regarde Jules, fier comme un boxeur, qui lui fait face.
— Il a tenté de prendre la fuite lorsque je l’ai interpellé. Nom de Dieu ! Tu les choisis bien mal.
Gilles a l’air complètement paniqué à présent, ce qui est surtout dû à ma présence et non celle du dandy jovial devant lui. J’essaye de le rassurer, mais il se contente de guigner de temps à autre à mon endroit sans rien dire.
— Tu peux t’en aller. Il essaye de me prouver que j’ai fait une erreur en le quittant. Ça n’arrangera rien du tout. Tu n’as rien à y voir.
— Bien sûr qu’il a tout à y voir, me contredit Jules, puis il se tourne vers Gilles. Pourquoi tu restes là depuis plus d’une heure ? Je t’ai vu de l’autre côté de la rue, tu es resté bien longtemps le nez collé à la vitre du bar.
— Alors tu m’épiais aussi…
— Plutôt Elle.
Ils tournent la tête vers moi, je me sens honteuse d’être là et de ne pas pouvoir me défendre.
— Elle ne sourit plus. Je pense que c’est parce que tu as foiré, soutient Jules.
— J’ai encore le droit de choisir, non ?
— Par pitié, Gilles ! Ne rentre pas dans son jeu…
Gilles n’entend pas, ça semble le mettre hors de lui d’être là et de ne pas pouvoir me défendre.
— Elle ne sourit plus. Je pense que c’est parce que tu as foiré, soutient Jules.
— J’ai encore le droit de choisir, non ?
— Par pitié, Gilles ! Ne rentre pas dans son jeu…
Gilles n’entend pas, ça semble le mettre hors de lui d’être bousculé par un type que j’avais dépeint de la plus horrible façon et qui essaye de le faire passer pour un idiot.
— Tu crois savoir ce qu’il lui faut ? Et moi, tu crois me connaître ?
— Oh nom de Dieu ! Elle a dû te parler de moi. N’est-ce pas ma grande ? Tu as dû être aimable.
— Je me sens très mal à l’aise, dis-je.
— Tu étais moins déprimée avec moi.
— Je n’étais pas vivante.
— Ça ne s’est guère amélioré à ce que je vois, c’est même pire.
— Elle peut choisir seule. Tu es un manipulateur et je déteste ça, grogne Gilles.
— Mais au moins je sais ce que je vaux. Si tu ne veux plus d’Elle, arrête de rôder par ici. Il y a tellement de bars dans cette ville, laisse courir.
Je suis en train d’observer Gilles, comme hypnotisée, voilà bien des jours et des nuits que je supplie n’importe qui dans ce monde afin de revoir ne serait-ce que son visage, ses mains, ses lunettes, sa bouche. Dans ces conditions c’est plutôt pénible, mais le voir remuer me fascine. Le sevrage forcé de son absence a provoqué un manque douloureux, j’ai l’impression de le regarder comme un plat convoité et Jules l’a remarqué, il est piqué au vif.
— Elle ! Reprends-toi ! Qu’est-ce qu’il a en plus ?
— Tout !
Jules est abasourdi, il en perd le nord et vacille légèrement, sa posture n’est plus droite, mais il essaye de se donner une contenance, de se foutre de mes mots.
Je suis qu’une conne qui l’a plaqué, un jouet intéressant qui a dit non, l’intérêt de Jules est de me récupérer pour pou-voir panser sa fierté et se croire encore intouchable. Gilles rougit, il veut s’en aller au plus vite.
— Qu’est-ce qu’elle a en moins ? demande Jules au jeune homme tout étourdi.
— Pardon ?
— Qu’est-ce qu’Élise a en moins ? Pourquoi ne pas avoir cédé ?
— Je n’étais pas sa petite amie…
— C’était ma petite amie…
— Ça devient confus, il faut accorder vos violons mes enfants !
Gilles fronce les sourcils, agacé. Il observe la devanture du bar pour rougir à nouveau.
— Je n’ai plus confiance en personne. C’est de ma faute, je me protège, je me force à faire attention. Élise était très bien, c’est moi qui n’ai pas fait ce qu’il fallait.
— Gilles ! Tu n’es pas obligé, tu le sais !
— Laisse-le, Elle. T’en meurs d’envie, savoir pourquoi tu te morfonds pour des clopinettes.
— Ferme-la ! hurle Gilles. Tu crois que c’est parce que je n’ai pas ton allure ou ton aisance à faire ce qui me plaît que je n’en vaux pas la peine. Élise était la première personne qui a essayé d’atteindre mon cœur avant de toucher ma bite. J’ai pas su gérer ce trop-plein d’envie… Moi aussi j’ai des désirs, j’étouffe d’amour, ça me rend dingue et Elle en suinte de par-tout. J’ai réagi pour ne pas avoir à la haïr ensuite.
Je suis conquise.
— C’est ce genre de conneries qui te fait décoller, n’est-ce pas, Elle ?
— Non, Jules. Je pense que tu ne comprends pas. Tu ne seras jamais à la hauteur tant que tu seras le genre d’homme qui me voit comme un trophée ou un chien. Les femmes ne sont pas des accessoires.
Jules me dévisage, je sens enfin le comédien céder la place à ce jeune homme qui, rarement, s’était laissé aller dans mes bras.
— Je t’ai prouvé bien souvent, par bien des moyens, que tu n’étais pas comme les autres, Elle.
Un long silence nous perturbe tous les trois, Gilles panique, il se sent de trop.
— Je t’en supplie, Jules, fais ta vie. Je ne peux plus rien pour toi.
— Je peux encore t’aider, Elle !
Jules devient tout d’un coup pathétique, un chien accroché à un vieil os, il en prend conscience, mais je ne suis pas con-vaincue par l’acteur que j’ai subi pendant plus de deux ans.
Il fait très chaud dans mon appartement et cela me ravit de regarder Gilles fureter partout en faisant semblant de rien. J’adore augmenter le degré de mon radiateur afin de pouvoir rentrer le soir dans un espace rassurant, même brûlant. J’observe l’homme dans un endroit qui semble le fasciner, il remarque aussitôt ce qui me couvre de honte. Mon appartement est dépouillé de vie, l’esthétique froide d’une pièce sourde qui rappelle les choix de Jules, sa présence et sa domination. Après lui, je n’ai pas pensé à redonner un semblant d’éclat au lieu.
Sous sa coupe, je devais être cette chose muette que l’on balade et qui nous sert d’ours en peluche, lorsque l’on veut se faire câliner par une chose inerte, mais chaleureuse. J’étais la douceur incarnée, j’obéissais comme un jouet. Elle docile, Elle putain, Elle sage, Elle sans bouche, Elle sans personnalité, il me façonnait. Jules avait décidé de changer le décor de mon appartement, il était sans pitié envers tout ce qu’il jugeait futile et ridicule. Ainsi, tableaux, fleurs, cadres, bougies, perles et photos avaient pris l’ascenseur pour atterrir dans le débarras. Je ne disais rien tant qu’il me faisait jouir. Entre ses bras, j’avais oublié la cruauté de ses mots et de ses actes. Parfois il glissait ses mains vers ma poitrine, du cœur jusqu’au visage, et me chuchotait des mots absolument magiques, je m’ouvrais sans attendre, obnubilée par lui. Mais Jules passait de la douceur au chaos, distillant le doute en moi, me rendant faible, je comptais alors les blessures à l’âme et les bleus physiques, les gouttes de larmes, les cris et les coups au ventre. C’était devenu tout mou au fond lorsque Gilles est apparu. J’essaye de réfréner une violente pulsion de tendresse en me triturant les doigts pendant que ce dernier finit de tout visualiser.
— Si tu m’en veux, Elle, je ne dirai rien.
La voix de Gilles m’arrache au passé. Je suis apostrophée d’être à la place de la victime alors que pendant des jours je croyais être coupable de son silence.
— Je n’arrive plus à savoir comment faire. C’est pour ça que j’ai été nul.
Un petit quelque chose résonne en moi comme de la joie, pourtant je reste sobre, je prends Gilles par la main, il sur-saute en reculant, il ne sait pas où je vais l’entraîner, quelles mauvaises pensées me traversent l’esprit. Je redeviens l’agresseur.
Je ne joue plus les enfants gâtés, je m’arrête pour le voir lutter contre lui-même, il se mord les lèvres puis se redresse en me fixant du regard, alors je lui montre ma chambre, tout est en ordre, rien n’est laissé à l’abandon. Je recommence à prendre Gilles par la main pour l’enlacer cette fois ; complètement paniqué, il tente encore de se défaire de moi, je le tiens trop fort alors il se débat encore. Ses protestations re-commencent à sourdre, il hurle. Je sens ses doigts me griffer, et je le lâche, il chavire et de tout son long s’étend violemment sur le sol. J’ai envie de pleurer parce que rien n’a changé depuis et qu’il halète péniblement à terre, je crois lui avoir fait très mal. Nous restons immobiles dans nos positions, c’est l’horreur tout à coup. J’attends un mot de sa part, ou un geste, j’ai peur de faire un faux pas encore une fois et de le voir franchir ma porte pour toujours.
— Me laisse pas faire, Elle !
Je l’entends chuchoter ces mots sans vraiment comprendre. Il ne bouge toujours pas, j’ai la vague impression que la soirée est en train de s’alourdir, que je vais finir par le veiller comme ça jusqu’à l’aube. Mon corps ne se pose pas vraiment de questions et réagit. Je vois ses yeux qui me fixent derrière ses verres, son torse qui gonfle et s’apaise, Gilles se laisse aller et attend mon attaque, je suis obstinée, c’est vrai.
— Je t’aime, Gilles !
Je me mets à genoux sans faire de gestes brutaux, puis je me dirige vers lui à quatre pattes. Cela semble irréel sur le coup, j’ai l’aspect de la féline qui va s’abattre sur sa proie, je ne sais pas quel choc Gilles attend, je veux juste le toucher. Il se raidit tout à coup alors que je suis au-dessus de lui, j’embrasse le sommet de son front puis son nez et sa bouche. Sa respiration redevient irrégulière mais les violentes réticences ne viennent pas. Je deviens ivre de cette liberté qu’il me laisse et je glisse mes mains sur son corps, j’essaye de deviner sa peau sous ses vêtements, mes doigts frôlent l’épilepsie lorsque je sens la chaleur de son duvet, Gilles devient raide comme une pierre, il me dit d’arrêter. Mon dieu, mon dieu, c’est humide, il me désire. Il s’agite, il s’agite mon Gilles sous mes doigts fêlés, sous mes doigts glacés, mon écorché à la rudesse d’un juste. Il me rend capable du pire, je suis en transe lorsqu’il tremble sous mes doigts, sa peau semble s’ouvrir. Gilles croit souffrir parce que je le touche et qu’il se laisse faire, qu’il se force à ne pas rugir. Ça vibre sous ta peau mon Gilles, ça saigne comme jamais lorsque j’abandonne ta chaleur pour poser mes lèvres contre les tiennes. Ça gargouille à l’intérieur, ça me pique en dedans, j’ai chaud d’un coup et je l’embrasse sans plus savoir comment respirer. J’ai des bulles plein la tête pourtant c’est juste parce que je l’entends craquer et que ma vision se trouble aussi. Gilles m’enlace maladroitement, il me supplie de venir contre lui. C’est magique et étrange cet homme à l’envers qui me serre dans ses bras et m’embrasse comme si j’étais la chose la plus fragile au monde. Mon dieu, mon dieu ça mouille parce qu’il me serre très fort et promène sa main sur ma peau, le cœur s’arrête et tout s’anime enfin.

  • T’ouvrir le cœur
  • T’émouvoir encore
  • T’elle ment
  • T’espérer toujours
  • T’ouvrir le cœur
  • T’émouvoir encore
  • T’elle ment
  • T’espérer toujours
  • Auteur Paracelsia Le Saigné
  • Crédits Photo ZapAnn