T’ouvrir le cœur
Il tire doucement sur l’étoffe veloutée, m’enferrant de plus en plus dans son jeu. Je le regarde d’en bas, j’ai l’air d’une madone sans âme à ses pieds. Il tire plus fort et mes mains retiennent le tissu mordoré. Jules semble dépité ce soir, il ne sourit pas ; derrière ses yeux vitreux, l’alcool fait son office ; après l’euphorie, l’hérésie s’installe. Mon amour sombre donc peu à peu dans les limbes d’un sommeil agité. Ses mains retombent lourdement sur le tapis du salon et je me libère de sa cravate. Le silence m’envahit soudain, alors je me glisse auprès de lui, l’épuisé, l’éreinté d’avoir bu toute la soirée, hurlé et dansé, piétiné mon cœur, écrasé cet amour qu’il hait si fort, tué ce qui le rend faible et commun.
Cette personne abandonnée qui dort, lascive, a ce visage tranquille que je ne lui connais pas. J’aimerais dormir près de lui, aussi calmement, sans être jetée du lit, telle une gorgone exilée de son refuge. Cet homme qui me domine a tellement plus de pitié les paupières closes, c’est pourquoi je m’emporte. Une démence nouvelle et étrange me hisse jus-qu’à lui, j’ai tant besoin de sentir sa peau sur la mienne sans rapport de force, que je déboutonne sa chemise sans quitter son visage du regard. Mon cœur bat la mesure, je redoute l’instant où il ouvrira les yeux, où il se moquera de moi et me repoussera. C’est à son bon vouloir que je m’accroche, je suis une vieille chienne qui veut ronger son os, qui veut l’enterrer loin et le garder pour elle seule.
Enivré par cette liberté dont il dispose, mon corps s’enflamme. Sa chair contre la mienne, c’est comme une dé-charge électrique, la tension me rend sotte et les larmes s’emmêlent. Si tu savais comme ça pisse à l’intérieur mon Jules, c’est un rouge venimeux qui t’honore d’une foi sans limites. Cet abandon me rend ivre de tout, je caresse le torse, je le serre contre moi, je lui dis tout bas les mots qu’il ré-prouve, je lui lèche les lèvres, je m’étonne moi-même de la sauvagerie dont je fais preuve à cet instant. C’est une envie furieuse qui me prend de le dévorer et qui me brûle. Mes mains trouvent la zone à calmer, et contre lui, comme un homme, je me baise, je lui tire les cheveux, je ne suis qu’une soupière trop pleine de tout et pas assez de toi, mon Jules.
Dépitée par mon comportement, je jouis malgré tout. Je le hais, je l’aime cette enflure qui m’a enchaînée. Je m’essuie comme une voleuse, range tout, pour m’enfuir de chez lui méconnaissable.
En retrouvant ma demeure, je brise le silence à coups de musique classique. Il est faux de croire que Henry Purcell rend mélancolique, il m’anéantit complètement, j’en suis là. Les lamentations de Dido me font sangloter et ma voix tremble lorsque je soupire avec la soprano Jessye Norman « When I am laid, am laid in earth, may my wrongs create, no trouble, no trouble in my breast ». Sur le moment, me saouler avec un whisky sans glaçons me paraît salvateur. C’est au réveil que ma tête bourdonne. Jules est debout dans son complet noir, la cigarette à la main, froid et impassible. L’apparente vénusté d’un mirage, l’élégance d’un enfant de salaud. Sans sourire, sans un mot, il se dirige vers la cuisine pour en revenir avec un verre d’eau qu’il me balance sans sommation à la figure. Est-ce si bizarre de ne pas être sur-prise par ce geste ? Je ne sais plus la révolte face à lui. Il a dû se rendre compte de ce que j’avais fait, ou c’était uniquement afin de satisfaire son envie de me faire honte, plutôt que de me punir.
Je me trouve lamentable, je ne bouge même pas, mon cœur a ses limites qu’il sait dépasser. Mais parfois, il devient si doux, c’est encore plus cruel qu’il passe de l’ange au marbre froid habituel et inversement. Il ôte son manteau pour le fixer au crochet de la porte d’entrée, puis il se dirige vers moi pour m’enlever mes vêtements, je me laisse faire comme une poupée mécanique.
— Nous allons nous doucher n’est-ce pas ? susurre-t-il.
J’acquiesce, les yeux encore embués des frasques de la nuit passée, le visage bouffi, la bouche pâteuse, je dois vrai-ment faire peur.
Dans l’eau du bain, j’apprécie le moment sacré de sa bienveillance. Il me nettoie, tenant le gant d’une main, la cigarette au bec, amusé de jouer les nounous, et moi de me laisser faire comme une enfant, mais je ne m’adonnais pas à ces jeux-là étant petite. Jules me pince soudain le clitoris, je m’accroche au rebord de la baignoire, très surprise, cela le fait sourire, son autre main me caresse le ventre et glisse plus bas, l’abricot apprécie, j’en tremble. Je ferme les yeux pour retenir cette image de mon amoureux si adorable en cet instant avant qu’il ne saute dans l’eau tout habillé, je ne sais pas si j’ai lut-té, si je l’ai aidé à se dévêtir, mais je me retrouve la peau collée au carrelage, le visage écrasé, à me faire sodomiser, écarteler par cette bête brutale qui refuse d’aimer à ma manière. Je ne sais plus respirer.
À la sortie du bain, Jules se laisse aller, fragilisé par sa nudité, je prends le relais de la mère, je le dorlote, le sèche, le berce. Je reste un long moment contre lui sans qu’il s’oppose à cette fantaisie, puis il prend mon visage entre ses mains pour me contempler. Le voir comme ça me paralyse. Jules a les sourcils arqués, la souffrance imprimée sur ses traits, il devient soucieux.
— Mon trésor ! souffle-t-il.
Et c’est moi qui dégouline de larmes. Un instant ! Que je fasse une crise cardiaque… Si je me permets un mouvement, tout s’arrêtera. Cette sincérité-là et cette force dans ce regard, je suis perdue face à lui.
— Pardon, pardon, pardon, serine-t-il, pardonne-moi tou-jours.
Je ne dis rien jusqu’à ce qu’il absorbe mes sanglots et me couche près de lui. C’est la toute première fois qu’il me cède du terrain. Jules, à perdre la raison, je suffoque de t’aimer.
La nuit, comme une menace, il se rhabille, son doux vi-sage laisse place à l’inaccessible, la froideur, l’imperméabilité des sentiments. Il ne m’ordonne plus, je fonctionne au conditionnement. Je m’apprête pour lui plaire, mais aucun compliment ne vient jamais, il semble me promener avec cette laisse invisible que je lui ai cédée. Je le suis à travers ses expéditions nocturnes sans morale, bien que je ne sois pas du tout à l’aise dans ces endroits, il se complaît à m’y entraîner, faisant de moi un spectateur sans conviction.
Dans la soirée, Jules devient cet homme admirable qui at-tire les regards et les convoitises, il se plaît à parader avec moi, je suis un tableau de chasse vivant tandis qu’il est d’une distinction intimidante. On aime sa passivité. Dans ces soi-rées où tous se changent en phénomènes de foire, Jules se pose en révolutionnaire, il observe, me sert à boire, ne se mêle à personne, joue le dandy guindé.
Décor rose paillette, ou sombres murs percés de lampes froides ; l’ambiance est éprouvante. Il y a des corps chauds moulés dans le cuir, des femmes cintrées de corsets, harnachées comme des canassons ou nues sans offense. Les habitués se promènent à travers les sons dénaturés de violoncelles qui se meurent, forniquent à même notre table sans équivoque. Je dois toucher la jeune personne devant moi, qui m’agite sous le nez sa poitrine striée de petites étoiles argentées. Jules aime observer ma gêne lorsque je caresse ces rondeurs pleines.
— Elle veut que tu la mordes ! me prévient-il.
Je fais non de la tête, alors il hausse les épaules et attrape ma captive pour l’attirer à lui. Je sens mon cœur flancher lorsqu’il lui enveloppe les seins de ses mains vigoureuses, la regarde dans les yeux et happe un de ses mamelons, il la mord pour me montrer, mais ça me rend malade. La jeune femme est pour sa part conquise, elle se laisse faire contre lui, ose lui passer la main dans ses cheveux et se pose sur ses genoux en conquérante, elle se pâme devant moi de ses habiles manœuvres pour la goûter.
J’essaye de toutes mes forces de m’accoutumer, de me contenir, de regarder ailleurs, pourtant lorsqu’elle tente de défaire son ceinturon, je ne contrôle plus rien, tout s’arrête et je ne comprends pas mon corps qui se réveille d’une longue léthargie. J’attrape mon verre et je lui assène un coup à la tête, Jules est aussi étonné que l’assistance. Avant qu’il n’ait le temps d’émettre une remarque, je le cogne au visage avec mon poing. C’est précipitamment et sans demander mon reste que je quitte l’endroit. Personne ne m’a retenue, ils étaient affairés à tout autre chose, leur cas personnel semblait plus préoccupant ou plus urgent qu’une femme qui avait laissé son cœur s’éparpiller dans l’une des salles.
Étrange comme tout change d’un coup, je ne pleure pas dans le taxi, un bout de verre dans la paume de ma main m’hypnotise, en cet instant, rien ne compte plus que cette blessure au creux de ma pogne. La fissure ruisselle sous les lampadaires et les feux de la ville, j’appuie bien fort pour faire sortir l’éclat, puis je serre le poing de toutes mes forces, celui qui a tué mon amour pour lui. Ma tension retombe d’un coup, j’ai une envie furieuse de crier dans la voiture, que le chauffeur me console, que quelqu’un me gifle pour avoir cru si bêtement pouvoir accepter toute cette mascarade. C’est dans le noir absolu de ma chambre que je respire enfin, je me calme. Un instant, je fais une pause.
J’allume la lumière de la salle de bain et passe la blessure sous l’eau. Métacarpes douloureux, paume éventrée, j’ai dû lui faire mal, mais je n’imaginais pas la rage qu’il y avait en moi. Est-ce que sa douleur actuelle équivaut à la mienne ? Je ne suis pas prête à partager Jules, je préfère m’enfuir, le laisser à ces chimères et angoisses, à ces putains sans gloire et à sa fierté inextinguible.
— Je te pardonne.
Dans le miroir, son expression est moins arrogante, il paraît moins sûr de lui lorsque je prononce ces mots. Son œil enfle déjà, je me retiens d’avoir le moindre signe de tendresse à son égard.
— Va-t’en, s’il te plaît. Je te pardonne tout, mais sors d’ici.
— Je suis censé faire quoi par la suite ?
— Trouver une autre marionnette plus docile, Jules.
— Quelqu’un qui m’aime…
— C’est acquis, elles t’aiment toutes, Jules. C’est l’erreur, tu n’aimes pas, mais elles oui. Combien de pauvres connes il y a eu avant moi ?
— Ce n’est pas la bonne question. Combien de personnes comme toi il y a eu ? Personne, Élise.
J’ai une envie soudaine de m’applaudir mais rien ne vient, je ne sais pas jouer les garces.
— Je ne suis plus là, Jules. Fous le camp !
Un instant, je redoute une colère, des coups, mais il n’est pas de ce genre. Le drame de Jules et son atout, sont qu’il n’est d’aucun genre. Ce qui séduit finit par tout saccager.
Le silence me l’arrache, il dépose son double des clés sur le rebord du lavabo, je m’attendais à mieux, mais Jules s’en va, il se retire, c’est lui qui achève de s’enfuir pour de bon, il ne perd pas pied. Je finis par pleurer comme les idiotes le font toujours, car il ne me pardonne pas de l’aimer simplement.